4

Helward mit ses paquets et son matériel dans l’ascenseur et se rendit au deuxième niveau. Quand la cabine s’immobilisa, il introduisit sa clé dans le bouton de maintien de la porte et se dirigea vers la pièce que lui avait indiquée Clausewitz. Quatre femmes et un homme l’attendaient. Dès qu’il fut entré, il se rendit compte que seuls l’homme et une femme étaient des administrateurs de la cité.

On le présenta aux trois autres femmes, mais elles ne lui adressèrent qu’un bref regard et se détournèrent. Leurs expressions trahissaient une hostilité déguisée, engourdie par une indifférence comparable à celle qu’avait éprouvée Helward jusqu’à ce moment. Avant d’entrer dans la salle, il s’était peu soucié de ces femmes. Il ne s’était même pas demandé de quoi elles auraient l’air. En fait, il n’en reconnaissait aucune, mais en entendant Clausewitz en parler, assimilées dans son esprit aux femmes qu’il avait vues dans les villages en chevauchant au nord avec Collings. Ces femmes étaient en général maigres et pâles, les yeux enfoncés dans les orbites, les joues creuses, les bras osseux et la poitrine plate. Le plus souvent vêtues de chiffons répugnants, avec des mouches qui se promenaient sur leurs visages, les femmes des villages de l’extérieur étaient de bien tristes créatures.

Ces trois-ci ne présentaient aucune de ces caractéristiques. Elles portaient des vêtements de ville propres ; leurs cheveux étaient bien lavés et coiffés ; leur chair était ferme ; leurs yeux, clairs. Il eut du mal à dissimuler sa surprise en les voyant aussi jeunes : à peine plus âgées que lui. Les gens de la ville parlaient des femmes marchandées au-dehors comme d’adultes, mais celles-ci n’étaient que de très jeunes filles.

Il était conscient de l’insistance de son regard, mais elles ne lui accordaient pas la moindre attention. Ce qui le travaillait, c’était le soupçon croissant que ces trois-là avaient été en un temps semblables aux misérables femmes qu’il avait vues dans les villages : leur venue à la ville leur avait restitué provisoirement une partie de la santé et de la beauté qui auraient été leurs si elles n’étaient pas nées dans la pauvreté.

L’administratrice traça rapidement leur portrait. Elles s’appelaient respectivement Rosario, Caterina et Lucia. Elles parlaient un peu l’anglais. Chacune d’elles était restée dans la ville plus de soixante kilomètres et chacune avait donné naissance à un bébé. Il y avait eu deux garçons et une fille. Lucia – mère de l’un des garçons – ne voulait pas garder l’enfant, qui resterait donc dans la cité et serait élevé dans la crèche. Rosario avait décidé de conserver son petit garçon et elle le ramènerait au village. Caterina n’avait pas eu le choix : mais de toute façon l’idée de ne jamais revoir sa petite fille l’avait laissée parfaitement indifférente.

L’administrateur expliqua qu’il fallait donner à Rosario autant de lait en poudre qu’elle en demanderait, parce qu’elle allaitait encore le bébé. Les deux autres se nourriraient comme lui-même.

Helward ébaucha un sourire amical à l’adresse des trois filles, mais elles ne lui prêtèrent aucune attention. Quand il voulut regarder le bébé de Rosario, celle-ci lui tourna le dos en serrant l’enfant contre sa poitrine, d’un geste possessif.

Il n’y avait plus rien à dire. Ils prirent le couloir vers l’ascenseur, les trois filles portant leurs maigres biens. Ils s’entassèrent dans la cabine et Helward manœuvra le bouton pour descendre au niveau le plus bas.

Les filles continuaient à ne pas tenir compte de lui et bavardaient dans leur propre langue. Quand la cabine s’arrêta devant le passage sombre sous la cité, Helward eut du mal à en extraire l’équipement. Aucune des filles ne l’aida ; elles se contentaient de l’observer avec des mines amusées. Helward se chargea péniblement de tous les paquets et partit en chancelant vers la sortie sud.

Le soleil était éblouissant. Il posa son fardeau et jeta un coup d’œil circulaire.

La ville avait avancé depuis la dernière fois qu’il s’était trouvé dehors et maintenant les équipes de voies enlevaient les rails. Les filles se protégèrent les yeux de la main pour examiner les alentours. C’était probablement la première fois qu’elles revoyaient l’extérieur depuis leur entrée dans la ville.

Le bébé se mit à pleurer dans les bras de Rosario.

— Voudriez-vous m’aider à porter tout ceci ? demanda Helward en montrant le tas de nourriture et d’équipement.

Les filles le regardèrent comme si elles ne comprenaient pas.

— Nous devrions nous partager la charge.

Elles ne répondirent pas. Il s’assit sur le sol pour déballer le paquet renfermant la nourriture. Il décida que ce ne serait pas juste de faire porter un fardeau supplémentaire à Rosario, aussi divisa-t-il les aliments en trois, un des paquets à chacune des deux autres, et le reste dans son paquetage. Lucia et Caterina trouvèrent à contrecœur de la place dans leurs fourre-tout pour la nourriture. La longueur de corde était la partie la plus encombrante du matériel, mais Helward réussit à la rouler très serrée et à la bourrer dans son sac. Il parvint à faire tenir les grappins et les crampons dans le paquet de la tente et des sacs de couchage. Son chargement était maintenant plus maniable, mais guère moins lourd, et, malgré les avertissements de Clausewitz, il eut la tentation d’en abandonner la plus grande partie.

Le bébé continuait à pleurer, mais Rosario ne paraissait pas s’en soucier.

— Venez, leur dit-il, irrité.

Il partit vers le sud, parallèlement aux voies. Les filles ne tardèrent pas à le suivre. Elles restèrent groupées, marchant à quelques mètres de lui.

 

 

Helward tenta d’adopter une bonne allure, mais il se rendit compte au bout d’une heure que ses calculs concernant la durée du voyage avaient été beaucoup trop optimistes. Les trois femmes allaient lentement et se plaignaient à haute voix de la chaleur et des accidents du terrain. Lui-même avait bien trop chaud sous son uniforme et le poids de son harnachement.

Ils étaient encore en vue des murs de la ville. Le soleil approchait de midi, et le bébé n’avait pas cessé de pleurer. Helward n’avait connu jusque-là qu’un instant de répit : une courte conversation avec Malchuskin qui, heureux de le revoir, leur avait souhaité bon voyage tout en formulant encore des griefs contre les manœuvres de l’extérieur.

Fidèles à leur attitude, les filles ne l’avaient pas attendu pendant qu’il causait et il avait dû quitter Malchuskin en hâte pour les rattraper.

Il décida de faire une halte.

— Ne pouvez-vous l’empêcher de pleurer ? demanda-t-il à Rosario en désignant l’enfant.

La fille lui lança un regard noir et s’assit par terre.

— Bon, dit-elle, je nourris.

Elle lui adressa un coup d’œil de défi et les deux autres filles vinrent attendre auprès d’elle. Helward avait compris. Il s’éloigna un peu, tournant le dos à la scène par discrétion pendant qu’elle donnait le sein à l’enfant.

Plus tard, il ouvrit une des gourdes et la passa à la ronde. La chaleur était insupportable et il n’était guère de meilleure humeur que les femmes. Il ôta sa veste et la posa sur un de ses paquets. Bien qu’il sentît plus profondément la morsure des courroies de sac, il avait tout de même un peu moins chaud.

Il était impatient de se remettre en route. Le bébé s’était endormi et deux des filles le portaient entre elles, dans un petit berceau improvisé avec un des sacs de couchage. Helward avait dû les soulager de leur fourre-tout, mais il acceptait de bon gré ce surcroît d’inconfort en échange d’un silence agréable.

Ils marchèrent encore une demi-heure, puis il commanda de nouveau une halte. Il était inondé de sueur, et ne pouvait guère se consoler en voyant les filles dans le même état.

Il leva les yeux vers le soleil qui paraissait être presque à la verticale. Non loin d’eux se trouvait une mince éminence rocheuse. Il alla s’asseoir dans l’ombre maigre qu’elle projetait. Les filles le rejoignirent, se plaignant toujours entre elles dans leur langue. Helward regrettait de ne s’être pas mieux familiarisé avec le dialecte local… il saisissait de temps en temps une phrase, juste assez pour comprendre qu’il était l’objet de leurs récriminations.

Il ouvrit un paquet de nourriture déshydratée et l’humecta avec l’eau de la gourde. La soupe grisâtre qu’il obtint ainsi ressemblait à du porridge aigri et en avait le goût. Il prit un plaisir malicieux à entendre les filles redoubler leurs réclamations – pour une fois elles étaient justifiées, mais il ne leur donnerait pas la satisfaction de leur laisser voir qu’il pensait comme elles. Le bébé dormait toujours, mais la chaleur l’agitait. Helward devina que s’ils se remettaient en route, il s’éveillerait. Aussi quand les femmes s’allongèrent sur le sol pour faire un somme, il ne fit aucun effort pour les en empêcher.

Pendant qu’elles se reposaient ainsi, Helward contemplait la ville encore clairement visible à trois kilomètres de distance. Il pensa qu’il n’avait pas fait attention aux marques laissées par les emplacements de supports des câbles. Ils n’en avaient d’ailleurs passé qu’un jusque-là, quelques minutes auparavant. Maintenant, en y réfléchissant, il comprenait ce que Clausewitz avait voulu dire en mentionnant les marques laissées dans le sol. Il s’agissait de creux peu profonds de cinq pieds de long sur un de large dans le cas des traverses, mais là où avaient été plantés les supports de câbles, il y avait des fosses profondes entourées de sol retourné.

Il décompta mentalement le premier emplacement. Il lui en restait trente-sept à trouver.

Malgré la lenteur de leur marche, il ne voyait rien qui l’empêchât d’être de retour en ville pour la naissance de son propre enfant. Seul, au retour, il pourrait avancer rapidement, même dans des conditions inconfortables.

Il décida d’accorder une bonne heure de repos aux filles puis il alla se planter près d’elles.

Caterina ouvrit les yeux et le regarda.

— Venez, dit-il. Il faut repartir.

— Trop chaud.

— Dommage, mais on bouge, répondit-il.

Elle se mit debout, étirant longuement son corps, puis elle parla aux deux autres, qui se levèrent avec tout autant de répugnance. Rosario alla s’occuper du bébé. À l’horreur de Helward, elle le réveilla… mais heureusement il ne se remit pas à pleurer immédiatement. Sans tarder, Helward remit à Caterina et Lucia leurs fourre-tout et ramassa ses deux sacs. Le soleil cognait dur et, en quelques secondes, le bien-être de la halte fut oublié. Ils n’avaient fait que quelques pas quand Rosario passa le bébé à Lucia.

Elle retourna vers les rochers et disparut derrière. Helward faillit demander ce qu’elle faisait… mais il comprit brusquement. Quand Rosario revint, Lucia s’éloigna, puis Caterina. Elles le retardaient volontairement. Il sentait la pression de sa propre vessie, mais sa colère et sa fierté lui interdisaient de se soulager. Il décida d’attendre encore un moment.

Ils marchaient. Les filles avaient à présent ôté les jaquettes qui étaient de mise en ville, pour ne conserver que leurs pantalons et leurs chemisiers. Le tissu mince, humide de transpiration, leur collait au corps, ce que Helward observa avec un certain détachement, en songeant qu’en d’autres circonstances il eût trouvé cela très excitant. Dans son état présent, il nota seulement que les trois filles avaient des silhouettes plus pleines que Victoria – Rosario, notamment, avait de gros seins bondissants aux mamelons saillants. Plus tard, une des femmes dut remarquer son regard, car bientôt elles se couvrirent la poitrine de leur jaquette tenue serrée. Cela ne changeait rien pour Helward…, il ne demandait qu’à être débarrassé d’elles.

— Avons-nous de l’eau ? vint lui demander Lucia.

Il fouilla dans son sac et lui remit une gourde. Elle but, s’humecta les mains et s’aspergea le visage et le cou. Rosario et Caterina firent de même. La vue et le bruit de l’eau, c’en fut trop pour Helward, dont la vessie protesta de nouveau. Il promena les yeux alentour. Pas d’endroit protégé. Alors il s’écarta de quelques mètres et se soulagea sur le sol. Il entendit des gloussements derrière lui.

Quand il revint, Caterina lui tendit la gourde. Il la porta à ses lèvres. Caterina la poussa soudain par-dessous et l’eau se répandit sur son nez et ses yeux. Les femmes s’esclaffèrent tandis qu’il crachotait et s’étouffait. Le bébé se remit à pleurer.

Le monde inverti
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